1.
La saison chaude, telle une garce verdoyante aux appas suants, écrasait sans vergogne Innocence. Ce qui n'était guère difficile. Même avant la guerre de Sécession, cette ville du Mississippi n'était qu'une crotte de mouche sur la carte. Bien que la terre y fût cultivable — à condition de supporter la chaleur moite du lieu, ainsi que les inondations et les périodes de sécheresse inopinées —, Innocence n'était pas destinée à connaître la prospérité.
Quand on posa les rails du chemin de fer, on les installa si loin au nord et à l'ouest de la ville que celle-ci avait peu de chances d'être réveillée par les longs et vibrants sifflets de la paix et du progrès — et encore moins de voir ceux-ci débarquer à domicile. Environ un siècle plus tard, une nationale ménagée à travers le delta du fleuve joignait Memphis à Jackson, et laissait toujours la ville croupir dans sa fange.
Innocence, hélas, ne pouvait s'enorgueillir d'aucun champ de bataille ni d'aucune curiosité naturelle susceptibles d'attirer les reporters amateurs et autres touristes fortunés. Aussi n'avait-elle point d'hôtel pour rendre leur séjour agréable, hormis une petite pension laborieusement entretenue et gérée par les Koons. Quant à Sweetwater, cette seule et unique plantation antédiluvienne qui parait les environs, elle appartenait aux Longstreet depuis deux cents ans et n'était pas ouverte au public — pour autant que ledit public s'y intéressât.
Sweetwater avait bien été mentionnée, jadis, dans un numéro des Belles Demeures du Sud, mais c'était dans les années 80, à une époque où Madeline Longstreet était encore de ce monde. Maintenant que celle-ci avait disparu, ainsi que son grippe-sou et pochard de mari, la propriété était occupée par leurs enfants. A eux trois, ils possédaient pratiquement la ville. Mais leur influence s'arrêtait là.
Evidemment, on affirma que les enfants Longstreet auraient mieux fait d'hériter l'ambition de leurs ascendants en sus de leur superbe train de vie. Cela dit, il était difficile de leur en vouloir — à supposer que les habitants de cette apathique ville du delta pussent rassembler assez d'énergie pour concevoir un quelconque ressentiment —, car les Longstreet, avec leurs cheveux de jais, leurs yeux d'ambre et leur solide prestance, rayonnaient d'un charme propre à amadouer en un clin d'œil le plus farouche des ratons laveurs.
Aussi personne ne blâma-t-il vraiment Dwayne quand il suivit la destinée éthylique de son géniteur. Et s'il lui arrivait d'envoyer sa voiture dans le décor, ou de briser des tables à la taverne de McGreedy, il s'en excusait toujours généreusement une fois qu'il avait cuvé son vin. Hélas, les années passant, ses moments de lucidité se firent de plus en plus rares. Personne ne manquait de soutenir qu'il serait devenu un autre homme s'il n'avait été flanqué à la porte de cette école privée des plus cossues où il avait jadis été relégué par sa famille; ou encore s'il avait hérité de son père le sens de la terre qui caractérisait autant le bonhomme que son penchant pour le grain fermenté.
D'autres âmes, moins charitables, ne se privaient pas de soutenir que si l'argent lui avait tout acheté, de sa chic maison à ses chics voitures, Dwayne n'avait toujours rien dans le ventre.
Quand, en 1984, il avait compromis l'honorabilité de Sissy Koons, il l'avait épousée sans barguigner; et lorsque, deux enfants et d'innombrables bouteilles plus tard, celle-ci avait demandé le divorce, il avait fait le deuil de leur union avec la même aménité et sans le moindre ressentiment, c'est-à-dire sans aucun sentiment du tout. Sissy s'était alors envolée avec les enfants à Nashville, où elle avait trouvé son bonheur auprès d'un vendeur de chaussures qui rêvait de devenir une star de la guitare.
Quant à Josie Longstreet, la benjamine, seule fille du couple défunt, elle s'était déjà mariée deux fois en trente et une années d'existence. Ces deux épisodes conjugaux avaient d'ailleurs fait long feu, mais ils avaient eu au moins le mérite de fournir ample matière aux cancans. Josie regrettait ces expériences autant qu'une femme peut regretter l'apparition de ses premiers cheveux blancs : après quelques moments de rage, d'amertume et de crainte pour l'avenir, tout avait été promptement oublié, et son cœur s'était paisiblement tourné vers d'autres aventures.
Une femme, d'ordinaire, n'a pas plus le désir d'attraper des cheveux gris qu'elle n'en a de divorcer sitôt après avoir promis fidélité à son époux « pour le meilleur et pour le pire ». Mais les faits étaient là, et comme Josie se plaisait elle-même à l'affirmer avec une robuste philosophie à sa meilleure amie, Crystal — la tenancière du salon de beauté local, le Style Rite Beauty Emporium —, elle comptait bien remédier à ces deux erreurs de jugement en peaufinant son expérience avec tous les hommes encore disponibles, d'Innocence à la frontière du Tennessee.
Certes, elle n'ignorait pas que de vieilles carnes aux lèvres pincées se plaisaient à chuchoter tout bas qu'elle n'était pas si terrible que ça. Mais il y avait certaines personnes de l'autre sexe qui, le sourire en coin, savaient pour leur part qu'elle était bien plus terrible encore.
Tucker Longstreet, lui, aimait les femmes. Et s'il ne mettait sans doute pas en la matière tout l'allant de sa petite sœur, il n'avait guère à se plaindre. Il était également réputé pour sa propension à lever le coude, quoique avec moins d'entrain que son frère aîné.
Pour Tucker, la vie était comme une longue route de vacances. Il lui importait peu de la suivre, pourvu qu'il le fît à son propre rythme. Il ne craignait pas les détours, comptant sur la possibilité de faire marche arrière dès que l'envie lui en prendrait. Jusqu'alors, il avait évité la voie qui menait à l'autel, les tribulations de sa sœur et de son frère lui en ayant donné une certaine répugnance, et préférait cent fois aller son chemin sans se créer d'obstacles inutiles.
Son caractère accommodant était généralement apprécié, et comme la fortune familiale eût pu lui attirer quelques rancœurs, il n'en faisait qu'un étalage modéré. Ce qui ne l'empêchait pas de témoigner envers autrui d'une prodigalité débridée qui achevait de lui attacher bien des cœurs. Quiconque cherchait un prêt savait qu'il pouvait passer un coup de fil à ce bon vieux Tuck : l'argent coulerait aussitôt à flots, sans aucune de ces marques de mépris qui rendent habituellement l'aide si pénible à accepter. Naturellement, il y avait toujours des gens pour insinuer qu'il lui était facile de prêter de l'argent dès lors qu'il en avait à ne plus savoir qu'en faire. Mais, une fois dans le besoin, les mêmes étaient bien contents de le trouver.
A la différence de Beau, son père, Tucker ne calculait pas les intérêts journaliers des capitaux prêtés, pas plus qu'il ne tenait, serré dans un tiroir de son bureau, un petit calepin de cuir où s'accumulaient les noms de ceux qui lui devaient de l'argent. Et qui continueraient à lui en devoir jusqu'à être aussi fauchés que leurs prés. Non, il aimait mieux, pour sa part, maintenir ses taux d'intérêt au niveau raisonnable de dix pour cent; quant aux noms et aux visages de ses débiteurs, il les gardait au fond de sa mémoire. Bref, c'était un homme bien moins stupide qu'on eût pu le croire.
En tout cas, sa générosité était sincère. Tucker agissait rarement par cupidité. Le premier prêt, il l'avait octroyé par paresse, et le second parce que, au tréfonds de son grand corps élancé et languide à plaisir, battait un cœur généreux, et parfois repentant.
Comme il n'avait pas lutté pour mériter sa fortune, il lui était aisé d'en faire l'aumône. Ses sentiments à l'égard de l'argent allait de la résignation ennuyée à des sursauts occasionnels de mauvaise conscience.
Et lorsque la conscience en question le travaillait un peu trop, il s'étirait dans son hamac tendu sous la large ramure d'un chêne de Virginie, rabattait son chapeau sur les yeux et sirotait un bon verre bien glacé jusqu'à évanouissement des scrupules.
C'était précisément à cette forme de cérémonie intime qu'il se livrait lorsque, d'une fenêtre du premier étage, jaillit la bouille ronde de Délia Duncan, gouvernante au service des Longstreet depuis plus de trente ans.
— Tucker Longstreet !
Faisant la sourde oreille, Tucker ferma les yeux et se laissa bercer dans le hamac. D'une main il tenait en équilibre une bouteille de bière Dixie sur son ventre plat et nu, et de l'autre il serrait nonchalamment un verre.
— Tucker Longstreet !
La voix tonnante de Délia fit s'envoler une nuée d'oiseaux des arbres voisins. Tucker en fut chagriné : il aimait rêvasser au son de leurs trilles, dans le contrepoint bourdonnant des abeilles butinant les gardénias.
— C'est à toi que je parle, mon garçon.
Tucker rouvrit les yeux en soupirant. A travers la toile avachie de son chapeau de planteur, le soleil déversait des rayons blancs et durs. A quoi bon être le patron de Délia, se demanda-t-il, dès lors que cette dernière, qui l'avait jadis langé, et plus tard fessé d'abondance, ne reconnaîtrait jamais son autorité ? Non sans répugnance, il souleva le bord de son chapeau et cligna des yeux en direction de la voix.
Délia était penchée par la fenêtre, tout le buste dehors, la tête prise dans un foulard dont s'échappaient des mèches couleur de flamme. Sa large et épaisse face, tartinée de rouge à joues, arborait cet air austère et désapprobateur auquel Tucker avait appris à se plier. A son cou pendaient trois rangs de perles chatoyantes qui tintaient contre le rebord de la fenêtre.
Tucker se mit à sourire — l'ingénu coquin —, de ce sourire enjôleur de l'enfant pris la main dans le plat de cookies.
— Mouais?
— Tu m'avais promis de faire un tour en ville pour me rapporter un sac de riz et un pack de Coca-Cola.
— Ah? Euh...
Tucker fit rouler la bouteille de bière tiédasse contre son torse et la porta à ses lèvres pour en prendre une longue gorgée.
— Tu as certainement raison, Délia, répondit-il enfin. Je pensais y aller à la fraîche.
— Non, maintenant ! Bouge-moi ton gros derrière de feignasse. Si t'y vas pas, c'est ceinture ce soir.
— Bah, fait trop chaud de toute façon, murmura-t-il dans sa barbe. J'ai pas faim.
Mais Délia avait l'oreille fine du lapin.
— Que dis-tu, mon garçon?
— Je dis que je vais y aller.
Il glissa du hamac avec grâce et lampa le fond de sa bière. Lorsqu'il releva la tête pour lui sourire, son chapeau posé de façon canaille sur ses cheveux ondulés, ses yeux dorés scintillant d'une lueur ensorcelante, Délia se radoucit aussitôt et dut se forcer pour garder son air renfrogné.
— Tu prendras racine dans ce hamac, un de ces jours. Me demande même si c'est pas déjà le cas. Non mais, on dirait un agonisant, à te voir ainsi couché de tout ton long.
— On a toujours mieux à faire couché que debout, Délia.
Pour le coup, elle ne put s'empêcher de laisser échapper un rire sonore.
— Oui, eh bien, n'en fais pas trop tout de même dans cette position, sinon tu risques de te retrouver devant l'autel avec une traînée dans le genre de cette Sissy qui m'a esquinté mon petit Dwayne.
— Très peu pour moi, s'exclama Tucker d'un air hilare.
— Oh, et puis profites-en aussi pour me rapporter un flacon de mon eau de toilette. T'en trouveras chez Larsson.
— Bon, alors lance-moi mon portefeuille et mes clés.
La tête de Délia disparut de la fenêtre pour y resurgir un instant plus tard. Elle lança portefeuille et clés à Tucker, qui les rattrapa au vol d'un preste mouvement du poignet. Décidément, se dit Délia, ce garçon était plus vif qu'on ne le prétendait.
— Mets-toi donc une chemise, lui ordonna-t-elle comme s'il avait encore dix ans. Et correctement, je te prie : les pans dans le pantalon.
Tucker se saisit de sa chemise qui traînait sur le hamac et l'enfila à la diable tout en contournant la maison. Il avait à peine dépassé les douze colonnes doriques de la façade, entre la véranda et la balustrade en fer forgé de la terrasse, que l'étoffe de coton lui collait déjà à la peau.
S'il y avait une chose que Tucker accomplissait toujours avec célérité, c'était conduire sa voiture. Il enclencha vivement la première, faisant jaillir du gravier sous ses roues, et s'engagea à tombeau ouvert dans la longue allée sinueuse qui traversait le jardin de la résidence. Il virevolta autour du rond-point que sa mère avait jadis planté d'une profusion de pivoines, d'hibiscus et de géraniums écarlates, puis dépassa en trombe la stèle de granit blanc marquant l'endroit où son trisaïeul Tyrone, désarçonné par une cavale ombrageuse, s'était rompu le cou à l'âge de seize ans.
La stèle, dressée par les parents éplorés du jeune garçon pour honorer sa mémoire, rappelait également que si ce dernier n'avait pas un beau jour décidé, avec une tragique obstination, de mater une vieille rosse, son cadet, l'arrière-arrière-grand-père de Tucker, n'aurait pu, quant à lui, hériter Sweetwater pour la transmettre ensuite à sa propre descendance.
De sorte que Tucker aurait pu se retrouver à devoir vivre dans un deux pièces à Jackson.
Mais le hasard en avait décidé autrement, et chaque fois qu'il passait devant ce pitoyable et antique bout de caillou, Tucker ne savait s'il devait s'en affliger ou s'en réjouir.
Par-delà l'auguste portail, planant au-dessus de la route, régnait une odeur de goudron amolli par le soleil, à laquelle se mêlaient les remugles d'eau croupissante du bayou qui s'étendait derrière le rideau d'arbres. A ces fragrances s'ajoutait encore la senteur des arbres eux-mêmes, un puissant parfum de sève indiquant que la flore du delta avait déjà anticipé l'été d'une bonne semaine.
Tucker chaussa ses lunettes de soleil et, s'étant choisi une cassette au hasard, l'inséra dans le lecteur de bord. Comme il avait une prédilection marquée pour la musique des années cinquante, son vide-poches ne comportait aucun enregistrement postérieur à 1962. La voix de Jerry Lee Lewis résonna bientôt dans l'habitacle et, sur les accents d'un piano au bord du désespoir, le timbre imbibé de whisky du « Killer » se mit à chanter la joie d'avoir tant et tant de choses à envoyer en l'air.
Lorsque le compteur sauta jusqu'à cent trente kilomètres à l'heure, Tucker reprit le refrain de sa belle voix de ténor. Ses doigts battaient la mesure sur son volant comme sur les touches d'un Steinway.
Il avalait une côte d'un bond, quand, soudain, il dut faire un grand écart sur la gauche pour éviter de percuter l'arrière d'une pimpante BMW. Plus pour saluer le conducteur que pour l'avertir, il actionna son Klaxon tout en contournant l'élégante aile bordeaux de la voiture — le tout, évidemment, sans ralentir. Ayant jeté un coup d'œil dans son rétroviseur, il s'aperçut que la BMW avait pilé net, le capot engagé en tête-à-queue dans l'allée menant à la maison de feu Edith McNair.
Tandis que la voix éraillée de Jerry Lee se lançait dans son staccato haletant, Tucker eut une pensée fugitive à l'adresse de Mme Edith. La vieille dame était décédée deux mois auparavant, à peu près à l'époque où un second cadavre mutilé avait été découvert en train de flotter sur la rivière vers Spook Hollow — Le Trou du Revenant.
C'était aux environs du mois d'avril. Une battue avait été alors improvisée pour retrouver Francie Alice Logan, dont on était sans nouvelles depuis deux jours. Tucker eut une contraction involontaire des mâchoires en songeant à cette pénible incursion dans le bayou, son Ruger Red Label à la main, pendant laquelle il avait prié le ciel de ne pas se tirer dans le pied par mégarde. Et surtout de ne rien découvrir.
Mais ils l'avaient retrouvée quand même et, comble de malchance, Burke Truesdale était avec lui à ce moment-là.
Il était douloureux pour Tucker de repenser à ce que l'eau et les poissons avaient fait de cette petite gredine de Francie, à ce petit bout de chou aux cheveux roux qu'il courtisait encore naguère, qu'il avait sortie une ou deux fois, et avec laquelle il avait bien failli coucher.
Son estomac se serra. Il fit brailler Jerry Lee de plus belle. Ce n'était pas maintenant qu'il allait penser à Francie, se dit-il. Non. C'était trop dur. Mieux valait en revenir à Mme Edith.
Cette quasi-nonagénaire était morte le plus paisiblement du monde, dans son lit. Tucker se souvint qu'elle avait légué sa maison, une spacieuse résidence d'un étage construite après l'Armistice, à quelque lointaine parente yankee. Et comme personne ne possédait de BMW sur quatre-vingts kilomètres à la ronde, il en conclut que la supposée Yankee avait décidé de venir jeter un coup d'œil à son héritage.
Encore un de ces envahisseurs nordistes...
Il chassa aussitôt cette pensée de son esprit, et après avoir pris une cigarette, il en détacha une partie et l'alluma.
Un kilomètre en arrière, Caroline Waverly se rangea sur le bas-côté et attendit un instant que son cœur cessât de battre la chamade.
L'imbécile! Le salaud! Le cinglé! Le chauffard!
Elle força son pied tremblant à se soulever de la pédale de frein et enfonça prudemment l'accélérateur pour garer sa voiture dans l'allée étroite et touffue.
C'avait été moins une, se dit-elle. Pour un peu, il l'aurait écrabouillée. Et il avait encore eu l'effronterie de l'assourdir avec son Klaxon ! Oh, comme elle aurait aimé qu'il s'arrête. Elle lui aurait alors rendu la monnaie de sa pièce, à ce danger public !
Ayant trouvé quelque défoulement dans cette rage débridée, elle se sentit soulagée. Question défoulement, songea-t-elle, elle était passée maître depuis que le Dr Palamo lui avait appris qu'insomnies et migraines étaient la conséquence directe de sentiments réprimés. Ainsi que d'un surmenage chronique, bien entendu.
Eh bien, pensa-t-elle encore, elle était précisément en train de remédier à tout cela. Elle desserra ses mains crispées du volant et les essuya sur son pantalon. Oui, elle était en train d'entamer un long, paisible et magnifique congé sabbatique à Nullepartville, Mississippi. Et après quelques mois de repos — si du moins la chaleur diabolique du lieu ne la faisait pas mourir d'ici là —, elle serait fin prête pour aborder les récitals du printemps.
Quant à réprimer ses sentiments, c'était fini. Sa dernière dispute avec Luis, aussi horrible fût-elle, l'avait tellement décoincée, si victorieusement libérée, qu'elle regrettait presque de ne pouvoir revenir à Baltimore en entamer une deuxième.
Enfin, presque.
Le passé était le passé, fort heureusement. Et Luis, avec tout son bagout, son talent et son opportunisme, en faisait lui aussi définitivement partie. Quant à l'avenir, il se résumait pour elle à soigner ses nerfs et à recouvrer la forme. Pour la première fois de sa vie, Caroline Waverly, l'enfant prodige, musicienne dévolue à son art autant qu'aux échecs sentimentaux, allait vivre dans la douceur ineffable du seul présent.
Et ce serait en ce lieu que, pour un bon moment, elle allait se constituer un foyer. Et trouver un sens à sa vie. Plus de problèmes ni de repentirs. Plus de lâche soumission aux exigences et aux attentes de sa mère. Plus de vain combat pour être le centre du monde.
Elle était en train de changer de cap, de prendre son existence en main. Et d'ici à la fin de l'été, elle était résolue à savoir qui était exactement la susnommée Caroline Waverly.
Rassérénée, elle reposa ses mains sur le volant et fit descendre la voiture le long de l'allée. Il lui restait encore un vague souvenir de l'endroit. Elle avait déjà pris ce chemin, bien des années plus tôt, au cours d'une visite qu'elle y avait effectuée avec ses parents. Leur séjour dans la région avait été bref, comme de bien entendu : sa mère avait fait tout son possible pour se couper de ses racines campagnardes. Néanmoins, Caroline se souvenait encore de son grand-père, un colosse rougeaud qui l'avait initiée à la pêche par un matin calme. Et elle se rappelait également le dégoût qu'elle avait éprouvé à appâter l'hameçon — jusqu'à ce que son grand-père lui eût affirmé que ces sacrés vers mouraient d'envie d'attraper un bon gros poisson.
Et puis il y avait eu cet irrépressible frisson qui l'avait saisie au moment où la ligne avait frémi. Et cet ébahissement victorieux qui ne l'avait plus quittée quand ils avaient rapporté trois poissons-chats bien dodus à la maison.
Sa grand-mère, une grande femme maigre aux cheveux d'un gris platiné, avait fait frire leurs prises dans une épaisse poêle de fonte. Sa mère, naturellement, avait refusé d'en prendre une seule bouchée. Pour sa part, elle avait tout dévoré de bon appétit. Elle n'était alors qu'une petite gosse malingre de six ans, aux cheveux raides, aux longs doigts effilés et aux grands yeux verts.
Lorsque la maison apparut enfin dans son champ de vision, Caroline se prit à sourire. La bâtisse n'avait guère changé. Certes, la peinture des volets s'était écaillée et le jardin ressemblait désormais à une forêt vierge, mais la résidence était demeurée la même : une coquette demeure à un étage flanquée d'une véranda accueillante et d'une cheminée de pierre qui penchait un peu sur le côté.
Caroline s'aperçut que ses yeux lui piquaient et dut refouler ses larmes. Pourquoi cette tristesse ? se demanda-t-elle. C'était absurde. Ses grands-parents avaient joui d'une longue et heureuse vie. Nulle raison non plus de se sentir coupable. Lorsque son grand-père était mort, deux ans auparavant, elle était en voyage à Madrid, au beau milieu de sa saison de récitals, croulant sous le poids de ses obligations : il lui avait été tout bonnement impossible de revenir pour les funérailles.
Après cela, elle avait essayé maintes et maintes fois de convaincre sa grand-mère de s'installer dans une grande ville, où elle aurait pu sans difficulté faire un saut par avion entre deux galas.
Edith, malheureusement, lui avait toujours opposé un refus obstiné. La perspective de quitter la maison où elle s'était installée le lendemain de son mariage, soixante-dix ans auparavant, cette maison où elle avait mis au monde et élevé son enfant, où elle avait vécu toute sa vie, lui paraissait proprement risible.
Et lorsque celle-ci était décédée à son tour, Caroline était dans un hôpital de Toronto, en train de se remettre d'une récente période de surmenage. Elle n'avait appris la mort de son aïeule qu'une semaine après qu'on l'avait mise en terre.
Son sentiment de culpabilité était donc absurde.
Pour autant, assise là, dans sa voiture, avec l'air conditionné qui lui caressait doucement le visage, elle se sentait submergée par l'émotion.
— Je suis désolée, dit-elle à haute voix aux fantômes. Si désolée de ne pas avoir été là. De ne jamais avoir été là.
Elle laissa échapper un soupir et passa une main dans ses cheveux blond miel. Il ne servait à rien de rester comme ça dans la voiture à broyer du noir, se dit-elle. Tout ce qu'il lui fallait pour l'heure, c'était sortir ses bagages du coffre, inspecter la maison et s'installer pour de bon. Cette demeure était la sienne désormais, et elle avait bien l'intention de ne pas s'en séparer.
Elle ouvrit résolument la portière. La chaleur brûla aussitôt tout l'oxygène contenu dans ses poumons. Suffoquée, elle extirpa laborieusement son violon de la banquette arrière. Peu après, elle déposait en soufflant une lourde boîte bourrée de partitions à côté de son instrument sous la véranda.
Elle dut encore effectuer trois voyages supplémentaires jusqu'à sa voiture pour y prendre ses bagages, deux sacs de provisions qu'elle avait achetées dans une petite épicerie à cinq kilomètres plus au nord, et enfin son magnéto à bandes.
Une fois qu'elle eut tous ses biens alignés sous ses yeux, elle sortit ses clés. Chacune était étiquetée. Il y avait celle de la porte principale, celle de la porte de service, celle de la cave, celle du coffre-fort et celle de la camionnette Ford. Elles tintèrent l'une contre l'autre avec un bruit de carillon tandis que la jeune femme se saisissait de la première.
La porte gémit sur ses gonds, comme toutes les vieilles portes, et s'ouvrit.
Caroline s'occupa en premier lieu de son violon, qui était pour elle autrement plus vital que ses provisions.
Se sentant un peu perdue et, pour la première fois de sa vie, un peu seule aussi, elle pénétra à l'intérieur de la maison à l'atmosphère poussiéreuse.
Le couloir de l'entrée, si ses souvenirs étaient exacts, menait directement dans la cuisine. Sur la gauche grimpait un escalier qui, après trois marches, filait en angle droit vers l'étage. Sa rampe de robuste chêne foncé était couverte d'une épaisse couche de poussière.
Sous le jour de l'escalier, il y avait une table qui supportait un vase vide et un imposant téléphone à cadran noir. Caroline y déposa son étui et se mit au travail.
D'abord, elle transporta ses provisions dans la cuisine aux murs jaunes et aux placards blancs vitrés. Comme il y régnait une chaleur d'étuve, elle s'empressa de mettre la nourriture dans le réfrigérateur qui, à son grand soulagement, se révéla d'une propreté impeccable.
Elle avait appris que des voisines étaient venues laver et récurer la maison après l'enterrement et, à en juger par l'état des lieux, cette forme de solidarité rurale n'était pas un vain mot. Sous la poussière accumulée au cours des deux derniers mois et les toiles compliquées que d'industrieuses araignées avaient tissées dans les coins, se devinait encore une odeur persistante de désinfectant.
Caroline rebroussa lentement chemin vers l'entrée, ses talons claquant sur le plancher de bois dur, et risqua un œil à l'intérieur du salon. Elle y reconnut les coussins brodés au petit point, et l'énorme caisse de l'antique téléviseur RCA. Puis elle se rendit dans le séjour où des roses de soie, désormais délavées, grimpaient toujours au mur, et où les meubles « de réception » disparaissaient sous les linceuls de housses poussiéreuses. Enfin, elle termina sa visite du rez-de-chaussée par le bureau de son grand-père, où demeurait encore le râtelier garni de fusils et de pistolets d'exercice ainsi qu'une énorme chauffeuse aux bras élimés.
S'emparant de ses bagages, elle monta à l'étage pour se choisir une chambre.
Celle de ses grands-parents se révéla aussi charmante que commode. L'imposant lit à baldaquin orné de son édredon nuptial promettait de longues nuits paisibles, et à son pied, un coffre de cèdre semblait le dépositaire de tendres secrets. Les murs étaient tapissés d'un semis de roses et de petites violettes, apaisant pour le regard.
Ayant déposé ses valises à côté du lit, Caroline se dirigea vers l'étroite porte-fenêtre qui ouvrait sur le toit de la véranda. De la terrasse, elle avait vue sur les roses et les vivaces de sa grand-mère, à moitié englouties sous les mauvaises herbes du jardin. Lui parvenait aussi le bruit de l'eau qui clapotait contre quelque rocher ou branche morte, sous le couvert d'un taillis de chênes de Virginie aux branches chargées de mousse espagnole. Plus loin, à travers la brume de chaleur, se distinguait le ruban brunâtre du glorieux Mississippi.
Les oiseaux se lançaient des appels à travers l'air moite, symphonie de geais et d'hirondelles, de corneilles et d'alouettes, où parfois semblait rouler le glouglou du dindon sauvage.
Et Caroline restait là à rêvasser un moment, silhouette délicate à l'ombre fine, aux mains exquises, aux yeux voilés.
L'espace d'un instant, le paysage, les odeurs et les sons s'évanouirent. Elle se revit dans le boudoir de sa mère, au milieu des soupirs réguliers de la pendulette dorée et des fragrances de Chanel. D'un moment à l'autre elle partirait donner son premier récital.
— Nous attendons beaucoup de toi, Caroline, lui disait sa mère d'une voix lente, douce, implacable. Nous attendons de toi le meilleur. Rien d'autre ne doit compter dans ta vie. Comprends-tu?
Les orteils de la petite fille se rétractèrent convulsivement dans ses pimpantes sandalettes vernies. Elle n'avait que cinq ans.
— Oui, mère.
Puis elle se revit à douze ans dans le salon de musique, les bras douloureux après deux heures d'exercices. Dehors, un soleil vif la narguait de sa lumière dorée. Un rouge-gorge, qui venait de se percher dans un arbre, la fit glousser d'aise. Elle s'arrêta un instant de jouer. La voix de sa mère fondit aussitôt sur elle depuis l'étage.
— Caroline ! Tu as encore une heure d'exercices devant toi. Comment espères-tu donc être prête pour la tournée si tu ne fais preuve d'aucune discipline? Allez, recommence.
— Je suis désolée.
Et, avec un soupir, elle recalait sous son menton la caisse du violon, qui se mettait à peser comme du plomb sur ses épaules d'adolescente.
Ensuite elle se retrouvait dans des coulisses, aux prises avec le trac habituel des premières. Et fatiguée, si fatiguée des répétitions sans fin, des préparatifs, des voyages. Depuis combien de temps déjà était-elle soumise à cette torture? Quel âge avait-elle alors? Dix-huit, vingt ans?
— Caroline, pour l'amour du ciel, remets-toi un peu de rouge. Tu as l'air d'un cadavre.
Toujours cette voix fébrile, ce martellement impatient. Et puis ces doigts crispés qui la prenaient au menton.
— Tu pourrais quand même montrer un peu plus d'enthousiasme. Sais-tu au moins ce qu'il nous en a coûté, à ton père et à moi, pour faire de toi ce que tu es aujourd'hui? Tous les sacrifices auxquels nous avons dû consentir? Mais non : te voilà, à dix minutes du lever de rideau, en train de te morfondre devant le miroir.
— Je suis désolée.
Toujours elle s'était sentie désolée. Même étendue dans ce lit d'hôpital à Toronto, malade, épuisée. Honteuse.
— Comment ça, tu as annulé les récitals suivants? avait hurlé sa mère en penchant sur elle un visage déformé par la rage.
— Je n'en peux plus. Je suis désolée.
— Désolée ! Et à quoi te sert-il d'être désolée ! Tu es en train de ruiner ta carrière. Tu mets Luis dans un embarras impardonnable. Je ne serais pas étonnée qu'il rompe ton contrat et que tu te retrouves sans engagement.
— Il était avec quelqu'un d'autre, avait-elle murmuré d'une voix blanche. Je l'ai vu, juste avant le lever de rideau... dans le vestiaire. Il était avec une autre fille.
— Absurde ! Et quand bien même cela serait, tu n'aurais à t'en prendre qu'à toi-même. Tu as vu ton attitude ces derniers temps? Tu erres comme une âme en peine, tu annules des interviews, tu déclines des invitations. Après tout ce que j'ai fait pour toi. Curieuse manière de me récompenser de mes sacrifices, vraiment ! Et comment crois-tu que je vais me débrouiller avec la presse, moi, avec les ragots, avec tout ce bourbier dans lequel tu m'as fourrée?
— Je ne sais pas.
Elle ferma les yeux. Fort. Cela aidait parfois. Ne plus rien voir.
— Je suis désolée. Je n'en peux plus, vraiment.
*
* *
Oui, se dit Caroline en rouvrant les paupières, elle n'en pouvait littéralement plus. Elle ne se sentait plus capable de répondre à l'attente de qui que ce fût. Plus maintenant. Plus jamais. Etait-elle en cela égoïste, ingrate, pourrie gâtée — et autres qualificatifs haineux que sa mère lui avait lancés à la figure? Cela semblait n'avoir plus aucune importance. Le principal pour elle, désormais, c'était seulement de se retrouver ici.
Une quinzaine de kilomètres plus loin, Tucker Longstreet déboulait dans le centre-ville d'Innocence en soulevant un épais nuage de poussière qui fit baver d'effroi Nuisance, le gros beagle de Jed Larsson étendu sur une chape de béton, à l'ombre de l'auvent rayé du magasin de nouveautés.
Si Caroline Waverly avait été là, nul doute qu'elle aurait compati à la détresse de ce chien qui, ouvrant un œil prudent, vit soudain le bolide rouge vif de Tucker bondir jusqu'à lui pour piler net à deux doigts de sa carcasse ensommeillée.
La bête se redressa d'ailleurs avec un gémissement plaintif et partit chercher un coin plus paisible.
Tucker eut beau l'appeler en gloussant avec force sifflements et claquements de la langue, le chien avait déjà pris le large. Nuisance vouait aux voitures rouges une haine si féroce qu'il ne se risquait même pas à s'approcher de leurs pneus pour s'y soulager la vessie.
Tucker enfouit les clés de contact dans sa poche. Il avait la ferme intention d'acheter son riz, ses Coca et son eau de toilette à Délia pour retrouver au plus vite les aises de son hamac — qui était, selon lui, le seul endroit décent pour un homme avisé par un après-midi si chaud et étouffant —, quand il aperçut soudain la voiture de sa sœur rangée de travers sur deux places de parking, juste devant le Chat 'N Chew — La Bonne Bavette.
Il lui parut aussitôt que la route lui avait donné bien soif, et qu'il pourrait remédier à cela avec un grand verre de limonade et, pourquoi pas, une part de tarte glacée aux airelles.
Plus tard, il devait regretter amèrement ce petit détour.
Les Longstreet étaient propriétaires du Chat 'N Chew, tout comme ils possédaient la laverie Wash & Dry, la pension de famille d'Innocence, les Fourrages et Grains, l'Armurerie de l'amicale des chasseurs, ainsi qu'une douzaine d'immeubles locatifs. Ils avaient eu la sagesse — ou la paresse — d'engager des gens pour diriger toutes ces affaires. Dwayne ne manifestait qu'un intérêt mitigé pour la gestion des immeubles locatifs, se contentant d'aller récolter les chèques le premier de chaque mois, de prêter une oreille distraite aux excuses des mauvais payeurs et de prendre note des réparations à effectuer.
C'était Tucker qui tenait la comptabilité — bien malgré lui, il est vrai : un jour où il en avait eu assez de tous ces chiffres, il avait refilé les registres à Josie, laquelle avait réussi à y jeter un chaos si magistral que Tucker avait mis ensuite des jours entiers pour leur redonner un semblant de clarté.
Mais cela ne lui pesait pas trop. Vraiment. Tenir une comptabilité pouvait se faire le soir, à la fraîche, avec une bonne bouteille à portée de main. Et une certaine aptitude en la matière lui rendait la corvée plus ennuyeuse qu'insurmontable.
Le Chat 'N Chew était l'un de ses lieux de prédilection. Le café offrait l'agrément d'une large baie vitrée, toujours placardée d'affichettes annonçant les ventes de charité, les kermesses des écoles et les ventes aux enchères.
A l'intérieur, le plancher était recouvert d'un lino à dessin carrelé, jauni par l'usage et ponctué d'une myriade de chiures brunes qui ressemblaient à s'y méprendre à des pets de mouches. Les banquettes étaient tendues d'un Skaï rouge à toute épreuve que, six mois auparavant, Tucker avait choisi pour remplacer l'ancienne housse marron, avachie et déchirée : considérable amélioration — si ce n'est que ledit rouge virait déjà à l'orange.
Les années passant, les plateaux en stratifié des tables s'étaient ornés de moult messages gravés par les clients, sorte de rituel quotidien au Chat 'N Chew. Les initiales y remportaient la palme, ainsi que les cœurs et autres figures suggestives. Il n'était pas rare, aussi, que de plus inspirés y ciselassent des « salut ! », des « toi-même ! », voire, si l'artiste était quelque peu maussade, des « va te faire foutre » et des « trouduc ».
Earleen Renfrew, la gérante de l'établissement, avait été si bouleversée par cette dernière signature que Tucker s'était vu contraint d'aller emprunter une ponceuse électrique à la quincaillerie pour effacer l'injure.
Près de chaque banquette avait été assujetti un jukebox privé qui, pour 25 cents les trois chansons, se faisait fort de vous livrer les trésors de sa sélection — c'est-à-dire, étant donné les goûts d'Earleen, et moyennant des manœuvres sournoises de Tucker, de la country pimentée de quelques rares tubes de Rythm'n'Blues des années cinquante.
Le long de l'immense comptoir s'alignaient une douzaine de tabourets recouverts du même rouge défaillant que les banquettes. A un bout, trois plateaux superposés, protégés par un dôme de plastique translucide, présentaient les suggestions pâtissières du jour, dont la fameuse tarte aux airelles que Tucker couvait pour l'heure d'un regard extatique.
Tout en échangeant salutations et poignées de main avec les quelques clients attablés, il se fraya un chemin à travers l'atmosphère grasse et enfumée du bar pour rejoindre le tabouret où trônait sa sœur. Plongée dans une discussion avec Earleen, Josie se contenta de le gratifier d'une caresse distraite sur le bras, sans cesser de parler.
— Alors moi je lui ai dit, à Justine, que quand on était sur le point d'épouser un homme comme Will Shiver, le plus sûr était encore de lui mettre un cadenas à la braguette et de ne pas laisser tramer les clés. Il sera obligé de se pisser dessus, mais au moins, il ne pourra rien faire d'autre.
Earleen émit un ricanement approbateur et se mit à éponger deux-trois ronds poisseux qui maculaient son comptoir.
— J'ai toujours pas compris ce qu'elle lui trouvait, à ce péquenot de Will.
— Simple, ma chérie : c'est un ouragan au pieu, répliqua Josie avec un clin d'œil canaille. Enfin, c'est ce qu'on dit. Hé! Salut, Tucker.
Elle se tourna vers lui pour lui plaquer un bisou sonore sur la joue.
— Je viens juste de me faire une manucure, reprit-elle en lui brandissant ses doigts sous le nez. Rouge pétard. Ça te plaît ?
Tucker examina attentivement les longs ongles écarlates.
— On dirait que tu viens d'arracher les yeux à quelqu'un. Allez, Earleen, sers-moi donc une limonade et une part de tarte aux airelles, surmontée de glace française à la vanille.
Plutôt satisfaite du jugement de son frère, Josie passa les doigts dans sa crinière noire artistement bouclée.
— Ce serait plutôt Justine qui aimerait bien m'arracher les yeux.
La mine réjouie, elle se saisit de son Coca Light.
— Je l'ai vue dans le salon de beauté tout à l'heure, ajouta-t-elle en tirant sur sa paille. Elle se faisait teindre les racines. Elle n'arrêtait pas de bouger les mains pour montrer à tout le monde la misérable verroterie qu'elle portait au doigt. Elle appelle ça un « brillant ». Elle a dû le gagner à la foire, oui.
Les yeux dorés de Tucker laissèrent filtrer une lueur malicieuse.
— Serais-tu jalouse, Josie ?
Elle se raidit un instant, la lèvre supérieure dédaigneusement retroussée, puis recouvra aussitôt son assurance.
— Le Will, il est à ma botte, lança-t-elle en redressant fièrement la tête. Mais en dehors du lit, c'est qu'un enquiquineur patenté.
Elle aspira ce qui restait de soda dans le fond de son verre avant de jeter un regard fugitif et aguicheur à l'adresse de deux garçons affalés sur une banquette derrière elle. Ceux-ci faillirent s'en étrangler avec leur bière.
— Voilà bien notre fardeau à tous deux, Tuck : nous sommes irrésistibles.
Tucker échangea un sourire de connivence avec Earleen.
— Ouais, répondit-il en entamant sa tarte. C'est une lourde croix à porter.
Josie se mit à tapoter ses ongles fraîchement vernis sur le comptoir, pour le pur plaisir de les entendre cliqueter. Un désir insatiable la tenaillait depuis des semaines, le même qui l'avait amenée à se marier par deux fois en cinq ans. « Il est temps de bouger », se dit-elle. Ces derniers mois à Innocence avaient suffi à lui faire regretter l'animation de n'importe quel autre lieu. Hélas, quelques mois passés ailleurs suffisaient tout autant à la faire languir après le paisible désœuvrement de sa bourgade natale.
Quelqu'un venait d'introduire une pièce dans le jukebox, et Randy Travis se mit à pleurer les malheurs de l'amour. Josie l'accompagna de ses ongles sur le comptoir tout en contemplant avec une grimace son frère qui engouffrait ses airelles tartinées de crème glacée.
— Mais comment peux-tu t'empiffrer comme ça au beau milieu de la journée?
— Suffit d'ouvrir la bouche et d'avaler, répondit-il en enfournant un nouveau morceau.
— Et en plus tu ne prends pas un gramme ! Dire que moi, je suis obligée de me surveiller pour ne pas avoir les hanches aussi épaisses que celles de Mummy Gantrey !
Elle plongea un doigt dans l'assiette de Tucker pour lui voler une lichette de crème glacée.
— Au fait, qu'est-ce que t'es venu faire en ville, à part te gonfler les joues ?
— Des courses pour Délia. Ah, et puis j'ai croisé une voiture, tantôt. Elle a tourné dans l'allée des McNair.
— Ah ouais?
Josie aurait certainement accordé plus d'attention à cette nouvelle si, au même instant, Burke Truesdale n'avait fait irruption dans le café. Aussitôt, elle se trémoussa sur son tabouret, prit un maintien avantageux, croisa ses longues jambes soyeuses et lui décocha un sourire enflammé.
— Salut, Burke !
— Josie...
Il s'approcha pour saluer Tuck d'une tape dans le dos.
— Tuck... Alors, qu'est-ce que vous manigancez tous les deux?
— On passe le temps, voilà tout, répondit Josie.
Burke était un solide gaillard d'un mètre quatre-vingts avec des épaules de footballeur et un visage taillé à coups de hache, qu'adoucissait cependant un regard de jeune chiot. Quoique du même âge que Dwayne, il se sentait plus proche de Tucker, et demeurait l'un des seuls mâles de la région sur lesquels la jeune femme avait épuisé ses charmes en vain.
Burke posa une fesse sur un tabouret, faisant cliqueter le lourd anneau de clés qu'il portait à la ceinture. Son insigne de shérif, un peu terni, scintillait doucement à la lumière du soleil.
— Y'fait trop chaud pour travailler, dit-il.
Il marmonna un vague remerciement à l'adresse d'Earleen qui venait de lui servir un verre de thé glacé, et engloutit ce dernier cul sec, sans reprendre son souffle.
Josie se mouillait la lèvre supérieure tout en contemplant les allées et venues de sa pomme d'Adam.
— La parente de Mme Edith est venue s'installer dans sa maison, annonça-t-il en reposant son verre. Mme Caroline Waverly, de Philadelphie. Une fameuse musicienne, à ce qu'il paraît.
Earleen lui remplit son verre, qu'il prit cette fois le temps de déguster.
— Elle a appelé pour demander qu'on lui remette le téléphone et l'électricité.
— Combien de temps va-t-elle rester? s'enquit Earleen.
Cette dernière était toujours à l'affût des ragots — ce qui, pour la tenancière du Chat 'N Chew, était autant un droit qu'un devoir.
— Aucune idée. Mme Edith n'était pas non plus du genre à déballer ses histoires de famille, mais je crois bien me souvenir qu'elle avait une petite-fille qui faisait des tournées avec un orchestre ou quelque chose comme ça.
— En tout cas, ça doit bien payer, ce truc-là, lança Tucker d'un air songeur. Je l'ai vue tourner dans l'allée tout à l'heure : elle avait une BMW toute neuve.
Burke attendit un instant qu'Earleen se fût éloignée.
— Tuck, reprit-il, il faut que je te parle. C'est au sujet de Dwayne.
Sans se départir de son air affable et amical, Tucker se mit aussitôt sur ses gardes.
— Vas-y, je t'écoute.
— Eh bien, il s'est encore soûlé, hier soir, et a fait du raffut chez McGreedy. Je l'ai mis au frais pour la nuit.
Le regard de Tucker s'assombrit, tandis que des rides de contrariété se creusaient autour de sa bouche.
— Tu l'as inculpé?
— Allons, Tuck, s'exclama Burke en gigotant sur son tabouret, plus blessé qu'offensé par la question. Il était en plein délire et trop ivre pour conduire. Je me suis dit qu'un petit somme lui ferait du bien. Et puis, la dernière fois que je l'ai ramené chez vous au beau milieu de la nuit, Mlle Délia était dans tous ses états.
— Ouais.
Tucker se détendit : dans sa vie, s'il y avait les amis d'un côté et la famille de l'autre, il y avait aussi Burke, qui était un peu des deux.
— Où se trouve-t-il, maintenant?
— Toujours en prison, en train de soigner sa gueule de bois. J'ai pensé que tu pourrais le ramener à la maison. Tu récupéreras sa voiture plus tard.
— Je te remercie, Burke, déclara Tucker sur un ton calme qui dissimulait mal son amertume.
Dwayne n'avait pas dessoûlé depuis bientôt deux semaines. Et comme chaque fois qu'il sombrait dans l'alcool, il en coûterait de longs et pénibles efforts avant qu'il ne remonte la pente. Tucker se leva de son tabouret pour régler sa note. La porte d'entrée s'ouvrit alors à la volée. Les verres frémirent sur les étagères du bar. Ayant jeté un coup d'œil par-dessus son épaule, Tucker aperçut Edda Lou Hatinger — et sut aussitôt qu'il allait passer un sale quart d'heure.
— Espèce de salaud de lâcheur! hurla-t-elle en fondant sur lui.
Fort heureusement, Burke avait gardé les réflexes qui avaient fait jadis de lui le receveur vedette du lycée, et put intercepter la furie avant qu'elle n'arrache les yeux à Tucker.
— Holà !... Du calme ! intervint-il sur un ton désemparé, tandis qu'Edda Lou se débattait dans ses bras avec la hargne d'un lynx.
— Ah, tu croyais pouvoir te débarrasser de moi, peut-être?
— Edda Lou...
Fort de son expérience passée, Tucker avait adopté un débit calme et mesuré.
— Allons, poursuivit-il, respire un bon coup. Tu risques de te faire du mal.
Edda Lou eut un rictus qui découvrit ses dents de jeune fauve.
— C'est toi qui vas avoir mal, espèce de sale fouine !
Non sans répugnance, Burke crut bon de réendosser son rôle de défenseur de l'ordre public.
— Jeune fille, si vous ne vous calmez pas immédiatement, je vais être contraint de vous coffrer. Et votre papa pourrait très mal le prendre.
— Ça va, grommela-t-elle, je ne toucherai pas à cet enfant de salaud.
Burke desserra son étreinte. La jeune femme lui échappa vivement et prit du large.
— Si tu veux qu'on en parle..., commença à articuler Tucker.
— Oh oui, on va en parler, et tout de suite !
Elle se retourna d'un bond vers les autres consommateurs qui, tous, suivaient la scène — même si certains faisaient semblant de regarder ailleurs. Dans son mouvement, les bracelets de plastique rutilants qu'elle portait à l'avant-bras se mirent à cliqueter. Son visage et son cou étaient luisants de transpiration.
— Prêts à écouter, vous autres? J'ai deux mots à dire à M. Casanova Longstreet.
— Edda Lou...
Tucker prit le risque de la toucher au bras. Edda Lou lui décocha aussitôt un revers en plein visage, qui lui referma brutalement son clapet. Burke se précipita.
— Non, lui lança Tucker en s'essuyant la bouche. Laisse-la vider son sac.
— Et je vais pas me gêner! Tu m'avais dit que tu m'aimais.
— Je n'ai jamais dit ça.
Tucker en était certain : même au faîte de la passion, il surveillait son langage. Surtout au faîte de la passion.
— Eh bien, tu me l'as fait croire, lui cria-t-elle.
Dans son emportement, la poudre qu'elle s'était étalée sur les joues disparaissait sous des coulées de sueur, dégageant des effluves malsains à la senteur doucereuse.
— Tu m'as attirée dans ton lit. Tu m'as dit que j'étais la femme de tes rêves. Tu m'as dit...
Des larmes commencèrent à se mélanger à la sueur qui lui maculait la face. Son mascara dégoulinait sous ses paupières en rigoles humides.
— Tu m'as dit qu'on allait se marier.
— Oh, certainement pas ! s'exclama Tucker en sentant monter en lui une colère fort importune. C'est ce que tu as cru, peut-être. Mais moi, je t'ai dit franchement qu'il n'en était pas question.
— Et qu'est-ce qu'une jeune fille est censée croire lorsqu'on lui chante la sérénade, qu'on lui apporte des fleurs, qu'on lui offre de bonnes bouteilles? Tu m'as dit que j'étais la personne qui comptait le plus pour toi.
— Et je le pensais.
Ce qui était vrai. Comme chaque fois.
— Rien ni personne ne compte pour toi, cria-t-elle en venant lui postillonner ses quatre vérités en pleine figure. Tu n'aimes personne d'autre que toi-même.
En la voyant ainsi, dépouillée de toute douceur comme de tout attrait, Tucker se demanda effectivement comment elle avait jamais pu compter pour lui. De plus, il lui était extrêmement désagréable de voir les gamins penchés sur leurs sodas se donner des coups de coude en se gaussant du spectacle.
— Bon, alors te voilà mieux sans moi maintenant, non ? répliqua-t-il en lâchant deux billets sur le comptoir.
— Tu crois peut-être m'envoyer paître aussi facilement?
Tucker se sentit pris au bras par une poigne d'acier. Les muscles de la jeune femme frémissaient de rage contenue.
— Hein? Tu crois peut-être te débarrasser de moi comme tu l'as fait avec les autres?
Du diable si elle le lui permettrait jamais, songea-t-elle. Surtout qu'elle avait évoqué le mariage devant ses amies. Et qu'elle avait effectué tout le chemin jusqu'à Greenville pour aller rêver sur les robes de mariée. D'ailleurs, elle savait — pis, elle était sûre — que toute la ville en faisait déjà des gorges chaudes.
— Tu as des comptes à me rendre. Tu as des obligations envers moi.
— Cite-m'en donc une seule, rétorqua Tucker, à bout de patience.
Il arracha de son propre bras la main crispée d'Edda Lou.
— Je suis enceinte.
La révélation avait jailli de ses lèvres sous le coup du désespoir. La jeune femme n'en eut pas moins la satisfaction d'entendre un murmure d'ébahissement se propager à travers toute la salle. Et de voir que Tucker devenait livide.
— Répète?
Les lèvres de la jeune femme se retroussèrent en un sourire impitoyable et cruel.
— Tu m'as parfaitement entendue, Tuck. Maintenant, la balle est dans ton camp.
Et, sur ces mots, elle redressa la tête, fit volte-face et sortit en coup de vent. Tucker attendit un instant de pouvoir respirer.
— Eh bien..., murmura Josie en adressant un large sourire aux clients ébaubis.
Charitable néanmoins, elle prit la main de son frère.
— Dix dollars qu'elle ment.
Encore chancelant, Tucker la dévisagea d'un œil hagard.
— Pardon?
— Je prétends qu'elle n'est pas plus enceinte que toi. C'est une vieille ruse féminine, frangin. Ne te laisse pas mener par le bout de la zigounette.
Mais Tucker avait besoin de réfléchir. Et pour cela, il avait aussi besoin d'être seul.
— Tu iras récupérer Dwayne au poste à ma place, veux-tu? Et puis faire les courses pour Délia.
— Et si nous allions plutôt...
Elle n'eut pas le temps d'achever sa phrase : Tucker était déjà parti. Josie poussa un soupir. Ça, c'était le bouquet, songea-t-elle : Tucker ne lui avait même pas précisé ce que voulait Délia.